Article publié dans le France Suiseki n°29 en 2003


La présentation du Suiseki dans un Suiban

par Jean-Michel Guillaumond

Il s'agit de la traduction en français d'un article initialement publié en anglais en septembre 2002 dans la revue Bonsaï Magazine de Bonsaï Clubs International.

Dans l'art du Suiseki, la présentation d'une pierre montagne dans un récipient rempli de sable peut, dans tous les sens du terme, être considérée comme primordiale. La présentation d'une montagne miniature dans un récipient rattache l'art du Suiseki au fondement même de l'art des pierres, elle en est la première et la plus haute forme de représentation artistique. En Chine continentale, où l'art des pierres artistiques trouve sa source, cette présentation est devenue plutôt rare aujourd'hui, la source s'est tarie. Heureusement, ce type de présentation a pu être largement préservée et raffinée à Taiwan (Yashi), en Corée (Suseok) et au Japon (Suiseki).

La distinction esthétique

Souvent, les débutants dans l'art du Suiseki n'attachent d'importance qu'à la pierre, le plateau (Suiban) et le sable étant seulement considérés comme « utilitaires ». En fait, les trois composants (pierre, Suiban, sable) doivent être choisis avec soin et raffinement. D'une certaine façon, ils sont symboliquement reliés à la triade extrême-orientale « Ciel, Terre, Homme » (Tian-di-ren en chinois). L'ensemble doit être équilibré et harmonieux, même si la pierre tient le premier rang.

La longueur du Suiban doit être environ deux fois celle de la pierre. Les plateaux de trop petite taille sont à éviter : un plateau plus grand donne de la perspective et suggère mieux l'impression d'une montagne lointaine ou d'une île. La plupart des pierres se présentent bien dans un Suiban dont largeur et longueur sont dans le rapport du nombre d'or, mais ce n'est pas une règle absolue. Ainsi pour une pierre étroite, on choisira un plateau plus élancé. On évitera un émail trop brillant ou trop coloré.

Le choix de la couleur du Suiban peut dépendre de la saison et de l'impression suggérée : bleu ou vert pour le printemps, blanc ou gris pour l'automne, etc.

L'âge (Jidai) du Suiban doit être en correspondance avec l'âge de la pierre. Si la pierre a absorbé la « poussière du temps » (Mochikomi), on recherchera une vieille couleur (Koshiki) pour le Suiban. Les Suiban vieillissent de la même façon que les Suiseki. Le plateau est le plus souvent rempli presque jusqu'au bord avec du sable bien propre. La couleur et la taille des grains de sable sont particulièrement importantes au regard de la qualité de la présentation. Le sable plus approprié est du sable de rivière de couleur beige aux grains de taille homogène (le diamètre convenable pour des pierres de hauteur moyenne est d'environ 1-1,5 mm). Le sable doit être dépourvu de particules ou objets étrangers. On peut enlever avec des pinces les grains de couleur non souhaitée. Un joli sable tamisé et lavé est extrêmement précieux.

Le Suiseki est généralement disposé dans le Suiban en suivant la règle d'or, un peu comme un cœur dans un torse. Le centre visuel de la pierre est placé sur la gauche ou sur la droite en fonction de l'orientation de son mouvement. De même, dans le sens de la profondeur, la pierre sera plutôt en retrait, toujours suivant la règle d'or en laissant devant une plus grande étendue. Les variations constatées dans la position de la pierre par rapport à la règle d'or traduisent les caractéristiques culturelles et sociales de son présentateur.

La connaissance des thèmes

Le mot « Suiseki » est d'origine relativement récente (période Meiji) et il est la « simplification » de Sansui-kei-jó-seki, qui signifie : « pierre donnant le sentiment d'une scène de paysage ». Mais il ne s'agit pas d'un paysage au sens ordinaire, qui se dit plutôt Fûkei ou Keshiki en japonais, il s'agit d'un paysage Sansui « montagne-et-eau » à l'image de la peinture chinoise traditionnelle. Le mot « Suiseki » est d'ailleurs littéralement un reflet de Sansui, avec Sui, l'eau qui se reflète en elle-même, et Seki, la pierre qui représente la montagne, San. Résultat de l'alliance du principe passif (matérialisé par Sui) avec le principe actif (matérialisé par Seki), le Suiseki peut être justement comparé à un « petit monde parfait ».

On dit que le Suiseki présenté dans un Suiban est un « mont dans une gourde ». Le grand peintre et poète chinois Su Shi (1036-1101) possédait une pierre qu'il appelait « le mont Jiuhua dans une gourde ». Dans le Yunxian Zaji de Feng Zhi, il est dit à propos d'un Penjing (paysage en bassin) : « Une pierre s'élève sur une assise... Cela s'appelle un paysage dans une gourde (Huzhongzhijing) », ce qui établit l'équivalence entre « bassin » et « vase en forme de gourde ». En Chine, la gourde est symboliquement une réplique miniature du Ciel et de la Terre, c'est un monde à part. Dans la description d'une pierre en bassin (Bonseki), un auteur japonais s'exprime ainsi : « Si l'on songe à cela, on y trouve les traces de la Source des Pêchers (Tôgen, site paradisiaque) ... oubliant le monde ordinaire, le soleil, dans la gourde, brille calmement et le cœur a cette même cachette ». Entre le Ciel et la Terre se trouve le monde des « dix mille » êtres, représentés par les « dix mille » grains de sable qui se trouvent entre les bords du Suiban et le Suiseki. L'ensemble est une image du cosmos tout entier. La pierre est l'image de l'invariant et le sable est l'image du fluant. Cette réunion de l'immuable (Fueki) et de l'éphémère (Ryûkó) dans un Suiban en fait un « monde parfait ».

La montagne représentée par le Suiseki dans un Suiban n'est pas une montagne ordinaire. C'est une île-montagne et le sable qui entoure la pierre suggère une vaste étendue d'eau. Le thème primordial est celui de la fabuleuse île-montagne Hôrai (ou Penglai en chinois) située dans l'océan de l'Est et résidence des Immortels. La tradition chinoise fait référence à une montagne dans la mer (Penglai) ou à trois (Fanghu, Yingzhou et Penglai) ou bien à cinq (Daiyu, Yuanjiao, Fanghu, Yingzhou et Penglai). « Les oiseaux et les bêtes y sont d'un blanc de soie et les gens qui y vivent sont tous des Immortels et des sages. » Dans la croyance bouddhique, l'île-montagne fait référence au mont Sumeru qui représente l'axe du Monde, c'est-à-dire la direction suivant laquelle s'exerce l'activité céleste. Le Sumeru est immuable et ferme, inébranlable comme le Vajra et autour de lui tourne le monde. L'ile-montagne demeure immobile au milieu de l'agitation incessante des flots, aucun déluge ne peut la submerger. « Le yogi, ayant traversé la mer des passions, est uni avec la tranquillité et possède le Soi dans sa plénitude ».

La noblesse spirituelle

« Les montagnes élèvent l'esprit, parce qu'elles sont elles-mêmes sublimes ». Le mot qui exprime le mieux cette impression ressentie à l'observation d'un Suiseki sublime est Sûkô. exprime la hauteur physique, et signifie respect, vénération, hauteur spirituelle,

En Kanji la hauteur spirituelle Sú s'écrit avec l'élément « montagne » et l'élément « principe ».

Le Suiseki présenté dans un Suiban est à l'image de la Pierre préparée dans le fourneau alchimique. Une montagne au sommet couvert de neige a une haute valeur symbolique. L'homme parvenu au sommet, représenté par la couleur blanche, devient un homme véritable » (Zhenren en chinois). En langage alchimique, la connaissance acquise correspond à l’Albedo, à la Teinture Blanche, à la Pierre Philosophale qui permet de transmuter tout métal en argent. Parlant du Mont Saint Helens pour lequel il a composé une symphonie, le compositeur américain Alan Hovhaness (1911-2000) explique : « Les montagnes sont des lieux de rencontre symboliques entre le monde ordinaire et le monde spirituel ».

Les randonnées spirituelles des sages taoïstes dans les montagnes miniatures ont été rapportées sous forme de légendes. Le Duyang Zabian de Sue raconte cette histoire: « Xuanjie voulait retourner à la Mer Orientale et il en demanda l'autorisation à l'Empereur, mais celui-ci refusa. Dans le palais, il y un paysage miniature à l'image des Trois Montagnes dans la Mer (Penglai, Fanghu et Yingzhou)... Au Nouvel An, l'empereur alla le contempler avec Xuanjie. En montrant du doigt la représentation de Penglai, il dit : « A moins d'être un Immortel, on ne peut pas atteindre cette région ». Xuanjie répondit en riant: « Ces trois îles ont seulement un peu plus d'un pied de long. Personne ne peut prétendre qu'il soit difficile de les atteindre. Je n'ai pas beaucoup de pouvoir, mais j'essaierai d'y faire un tour afin d'examiner pour vous la beauté et la laideur des êtres et des apparitions ». Alors il commença à sauter en l'air, et devint progressivement de plus en plus petit. Puis, subitement, il entra dans le paysage. L'entourage chercha à le rappeler, mais on ne le revit plus jamais. »